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Organisation des petits producteurs : Et maintenant ?

Shyam Khadka*



Introduction

En novembre 2014, au Népal, plus de 1000 participants représentant des petits producteurs, le gouvernement, les institutions financières et les donateurs se sont rencontrés à Katmandou pendant deux jours pour réfléchir aux résultats atteints dans le pays depuis la création, il y a 40 ans, du programme de développement des petits producteurs (small farmers development programme - SFDP), et pour discuter des opportunités et défis auxquels les petits producteurs doivent faire face en terme d’accès aux services financiers, aux technologies agricoles, à l’information, à la transformation des produits, aux services de commercialisation ainsi que sur la gouvernance des institutions pour les ruraux pauvres.

Les délégués des petits producteurs participant à ce rassemblement représentaient plus de 377.000 paysans organisés en 440 coopératives de petits producteurs répartis sur 55 des 75 districts du pays. Ces coopératives ont octroyé plus de 11,9 milliards de roupies népalaises (95 millions d’euros) aux petits paysans, dont 55 pour cent ont été financés sur fonds propres de les coopératives. La Banque de développement des petits producteurs (Small Farmers Development Bank), qui finançait ce rassemblement, est dédiée entièrement au financement de ces coopératives. Les risques inhérents au crédit ont été maintenus à un niveau très bas tant au niveau des coopératives que de la banque, dans la mesure où les taux de remboursement ont été extrêmement élevés - 98 et 99,5 pour cent respectivement. 

Origine de l’approche de regroupement des petits producteurs

coopératives de petits producteurs telles que nous les connaissons à ce jour ont connu un début très modeste. Tout a commencé à l’occasion d’un projet de recherche-action de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation) mené en 1974 dans les petites localités de Tupche dans le district de Nuwakot et de Mahendranagar dans le district de Dhanusha, en coopération avec la Banque de développement agricole du Népal (Agricultural Development Bank of Nepal - ADBN) en tant que maitre d’oeuvre. Le projet avait pour objectif d’atteindre 6.000 familles sur une période de 3 ans.


Principes gouvernant la méthode de développement des groupes de petits producteurs 

Ces débuts modestes reposaient cependant sur des principes et des processus qui étaient révolutionnaires dans le contexte de l’idéologie du développement qui prévalait au cours des années 70. Tout d’abord, un concept nouveau fut pensé qui considérait que les priorités des petits paysans et pêcheurs - identifiés comme des personnes défavorisées - sont distinctes de celles de l’ensemble de la communauté ou du village. Partant de cette idée, le projet de recherche-action cherchait à promouvoir et protéger l’intérêt particulier des personnes défavorisées. Leur développement devait se réaliser ni par des conflits violents ni par la perpétuation de relations paternalistes entre les possédants et ceux qui n’ont rien. C’était là de façon évidente une troisième voie entre l’approche socialiste conflictuelle et celle féodale et paternaliste. Ce nouveau concept se réclamait du slogan « plus de production avec plus de justice ».

Avec ce changement fondamental pour une approche plus orientée vers l’équité et qui cherchait à donner plus de capacité aux petits producteurs, des modifications dans le modus operandi étaient inévitables. Les personnes défavorisées devaient être consultées à chaque étape de planification, de la mise en oeuvre et de l’évaluation des actions de développement entreprises. La micro-planification et la planification à partir de la base furent identifiées comme les éléments essentiels de la nouvelle méthode. Les jours où l’on adoptait une approche « descendante », autoritaire, étaient donc révolus. Le projet de recherche-action mettait l’accent sur l’instauration de mécanismes de mise en oeuvre et de réception. La conscience de la nécessité de construire des mécanismes de mise en oeuvre - système de soutien aux services, crédits, intrants, etc. créés par le gouvernement - existait déjà auparavant et le mantra « administration du développement » était alors en vogue et le reste d’ailleurs même aujourd’hui. L’établissement d’un mécanisme de réception/utilisation - processus de recherche, de planification, de réception et d’utilisation des services - était cependant une idée entièrement nouvelle. Il se fondait sur l’idée que « les ruraux pauvres sont trop faibles et démunis de ressources pour entreprendre ». Cela militait en faveur de la création de petits groupes de production - constitués par 8 à 10 membres - ce qui leur donnerait une « personnalité de groupe » et donc une « position plus forte et plus viable dans la société rurale ». Toute action de groupe devait s’effectuer par participation directe et non pas par représentation.


Résultats initiaux et expansion

Le projet pilote exécuté par la FAO et ADBN connut un succès retentissant. Ainsi, une évaluation faite par la FAO en 1977 concluait en citant un leader paysan : « le projet est comme une pleine lune dans la nuit ». Par conséquent, ADBN décida d’étendre le projet à 22 zones en mobilisant ses propres ressources. Le FIDA (Fond international pour le développement agricole) fut rapide à se rendre compte de l’opportunité offerte par ce nouveau concept et il formula un projet d’un budget total de 16,1 millions de dollars en 1980 qui devait permettre à ADBN d’augmenter le nombre de bureaux du projet de 30 à 120, et le nombre de ménages couverts de 5.000 à 50.000 en cinq ans. Un second projet, formulé en 1985, d’un budget total de 14,4 millions de dollars, permit à ADBN d’inclure dans le programme 58,000 ménages supplémentaires. A son maximum au début des années 90, pratiquement tous les projets de développement rural intégré financés par les principaux donateurs au Népal avaient comme élément significatif un programme de développement des petits paysans. Plus important encore, le SFDP a aider à populariser d’idée-même de développement fondé sur l’organisation en groupes.


Innovations méthodologiques dans d’autres pays

Le projet de recherche-action de la FAO fit l’objet de pilotes dans cinq autres pays asiatiques, en plus du Népal. Parmi ces projets, celui d’Indonésie fut étendu par le système de vulgarisation agricole et fortement soutenu par la Bank Rakyat Indonesia par son programme P4K, un bon programme de crédit rural qui était aussi financé par le FIDA dans sa phase initiale. L’expérience et les leçons tirées du cas du Népal furent partagées et utilisées en Inde à partir de 1989 par le projet Tamil Nadu Women’s Development Project financé par le FIDA. Ce projet pilote eut un rôle de catalyseur pour le développement de la méthode des groupes d’entraide en Inde.  Dans ce pays, une dimension cruciale fut rajoutée à la méthode quand la NABARD (National Bank for Agricultural and Rural Development), se fondant sur une nouvelle possibilité offerte par la Réserve fédérale indienne, autorisa les groupes à emprunter directement aux institutions financières. Avec cette innovation, les groupes, de simples « mécanismes de pression » pour assurer de bons remboursements, devinrent de véritables intermédiaires financiers entre les petits producteurs individuels et l’institution financière. Ceci permit aux institutions financières d’externaliser leurs coûts, de profiter d’économies d’échelle et de réduire les coûts de transaction qui jusque là constituaient le principal obstacles à la provision de services financiers aux petits producteurs. Le FIDA lança des projets pilotes supplémentaires ainsi qu’une expansion de cette approche, en Inde, dans le cadre de son Maharashtra Rural Credit Project formulé en 1993. Finalement, cette méthode bénéficia de multiples expérimentations et d’une expansion considérable ainsi que d’innovations rapides introduites par des organisations publiques, non-gouvernementales et la société civile : ainsi prit forme un mouvement qui aboutit à un programme national de développement de première importance en Inde.

Une autre dimension fut rajoutée à cette méthode de développement basée sur l’organisation des producteurs en groupe en 1993, au Népal, quand ADBN lança un programme pilote, avec l’aide de l’agence allemande de coopération technique (GTZ) en vue de la création de coopératives de petits producteurs, une structure formelle qui prit la forme d’une fédération des groupes informels qui avaient déjà été créés. Au départ, le concept envisageait un regroupement en association des divers groupes de petits producteur, mais il n’avait pas été projeté de formaliser ce  regroupement. Cette évolution organique était donc inattendue.

Pour ne pas oublier

Au cours des quatre décennies qui se sont écoulées depuis l’expérimentation de la méthode des groupes pour venir en aide aux petits producteurs et aux ruraux pauvres, des millions de personnes ont littéralement contribué à apporter des innovations et à étendre le programme. Deux noms se détachent cependant : J.C. Mathur, qui a dirigé l’équipe de la FAO lors du développement du concept, et qui a été responsable pour en piloter l’application, distillant progressivement son modus operandi grâce à un intense travail de recherche-action, et Shree Krishna Upadhyay qui, dès les premiers jours, a assurer le leadership intellectuel et managérial de l’équipe de ADBN et qui permit une adaption des actions au context spécifique, une mobilisation des ressources, une expansion du programme et un échange d’expériences au niveau international.

Vers de nouveaux horizons

Au Népal, l’importance de l’approche par groupes pour aider les petits producteurs ne s’impose pas uniquement et seulement par son succès, mais aussi par l’incapacité d’expérimenter et d’étendre des formes institutionnelles alternatives qui  puissent renforcer les capacités et servir les petits producteurs, malgré les changements fondamentaux qu’a vu le pays au cours des 40 dernières années, tant  dans son système politique que dans son leadership politique et bureaucratique,.

Le succès obtenu au Népal ou ailleurs ne permet pas de se reposer sur de quelconques lauriers, que ce soit pour l’amélioration des performances opérationnelles des programmes, ou l’amélioration et l’innovation continuelle. Il y a pour cela des raisons tant ‘internes’ que ’externes’.


Défis internes

Du point de vue ‘interne’, la méthode SFDP envisageait les groupes de base comme groupes ‘multi-fonctionnels’ qui combineraient ‘des fonctions de planification, économiques, éducationnelles et sociales’. Cela impliquait que ces groupes mobiliseraient des services de toute une séries de systèmes, tels que le crédit, la vulgarisation et la recherche agricole, l’approvisionnement en intrants, la commercialisation des produits, etc. Avec le temps, peut-être parce que l’agence  d’exécution était une institution financière, l’activité des groupes se concentra principalement sur le crédit et l’épargne. En conséquence, l’écart entre les mécanismes de réception et de provision reste important, et toute une série de besoins des petits producteurs, tels que la vulgarisation, l’approvisionnement en intrants et la commercialisation des produits, ne sont pas satisfaits. Les changements technologiques moteurs de l’augmentation de la productivité ont tendance à être plutôt limités, et même si le revenu augmente au début grâce au développement d’activités génératrice de revenu, avant d’atteindre assez rapidement  un plateau. L’accès facile au micro-crédit a permis   aux petits producteurs d’éviter des ventes d’urgence d’actifs et de lisser la consommation en période de soudure, mais la question de l’accès au crédit agricole pour des investissements à moyen ou long terme qui permettent une véritable transformation des fermes reste encore à résoudre.

Deuxièmement, la question du ciblage des actions vers les groupes de population appropriés reste un défi. Plus de 72 pour cent des membres des groupes constituant les coopératives de petits producteurs sont des femmes, mais on peut regretter de constater qu’elles sont sous-représentées dans les comités exécutifs qui dirigent et gèrent ces organismes. Le manque de données fiables sur le taux de participation des minorités ethniques et des Dalits alimente la suspicion sur le possible démarrage d’un processus de ‘capture du programme par l’élite locale’. L’élitisme entrainera-t-il une ‘marginalisation des petits producteurs par les nantis’ - une crainte qui fut exprimée clairement dès la conception initiale de la méthode ? D’une façon plus générale, les coopératives de petits producteurs sont-ils des outils dans la main des groupes de petits producteurs ou bien dans celle des notables ? La représentation a-t-elle remplacé la participation directe ?


Troisièmement, la méthode initiale se limitait à assurer la participation des petits producteurs dans le processus de développement. Avec le temps, ceux qui étaient impliqués dans la gestion du programme avaient espéré que de cette façon, le ‘mode d’action’ des petits producteurs serait renforcé et qu’ainsi une force émergerait qui leur permettrait de négocier avec les autorités gouvernementales sur des politiques et des programmes qui protégeraient les intérêts des petits producteurs. Il est clair que ceci ne s’est pas produit et que les petits producteurs continuent d’être dominés par les organismes publics. Cela est avéré au Népal, mais aussi ailleurs en Asie. Ceci peut s’expliquer en partie par la réticence des agences impliquées dans la mobilisation sociale des groupes de petits producteurs à les encourager à participer à la formation et à la gestion des organismes de gouvernance locale. L’absence d’objectifs clairs dans la plupart des programmes soutenus par les donateurs par rapport au rôles des groupes de petits producteurs dans le processus politique n’a guère facilité les choses. Dans la mesure où les choix de politiques se font principalement dans le cadre de processus politiques, la non participation des petits producteurs à ces processus produit tout naturellement des résultats sub-optimaux pour eux.

Défis externes         

Du point de vue ‘externe’, des vieux défis subsistent et de nouvelles gageures sont apparues. Tout d’abord, la taille des fermes est en constante diminution et une part de plus en plus grande des petits producteurs tombe dans la catégorie ‘marginale’, ce qui les rend ‘non viables’ en tant qu’occupation à plein temps.

Deuxièmement, une migration temporaire et sur une grande échelle des hommes a contribué à féminiser l’agriculture, ce qui a obligé les femmes à modifier leur rôle et à assumer des responsabilités qui étaient traditionnellement celles des hommes. Cela a contribué à augmenter leur charge de travail. Des inégalités persistantes entre les genres dans beaucoup de domaines, en particulier dans l’accès réduit qu’ont les femmes aux ressources productives, a eu un effet délétère sur les petits producteurs.

Troisièmement, l’investissement dans la recherche agronomique est de plus en plus orienté vers la recherche de profits privés, ce qui ne favorise pas nécessairement les petits producteurs.

Quatrièmement, le changement climatique a encore accentué la vulnérabilité des petits producteurs et des questions environnementales menacent de limiter encore les choix des petits producteurs.

Cinquièmement, alors que jusqu’alors les petits producteurs du Népal avaient été relativement épargnés par les effets de la mondialisation, cela risque de ne plus être vrai dans un avenir proche, étant donné le rythme rapide auquel s’opèrent la mondialisation et l’urbanisation. La mondialisation ne se contentera pas de déterminer comment la nourriture sera transformée, stockée et distribuée, mais elle décidera aussi quels seront les aliments à cultiver et comment. En substance, le nouveau système centralisera la prise de décision et mettra souvent les petits producteurs dans une situation de désavantage car ils manqueront de capital et d’organisation pour faire face au défi. Les petits producteurs rencontreront aussi des difficultés à satisfaire les exigences des opérateurs tant publics que privés en termes de volume et de qualité des produits à livrer. Comme les petits producteurs sont souvent éloignés des marchés auxquels ils doivent accéder, ils se retrouvent dans une position de faiblesse relative. Cette faiblesse peut parfois venir à leur secours de façon perverse, dans la mesure où ils sont relativement moins susceptibles de rompre des contrats, ce qui peut les rendre plus attrayants pour des compagnies opérant par voie d’agriculture contractuelle. Cette absence de pouvoir est non seulement moralement insupportable, mais aussi insoutenable dans le long terme. Dans un tel contexte, la nécessité d’avoir une ‘personnalité de groupe’ qui donne la capacité aux petits producteurs de bénéficier du système coopératif et public, sera encore plus forte quand il s’agira, à l’avenir, de négocier surtout avec des entreprises privées.

Répondre aux défis

La gageure la plus importante pour les décideurs est à présent de mesurer les changements qui s’opèrent sur le terrain et de produire des solutions institutionnelles qui puissent aider les petits producteurs à relever les nouveaux défis que pose cette réalité en transformation. De telles solutions institutionnelles devront non seulement donner plus de pouvoir aux petits producteurs, mais aussi les aider à satisfaire les demandes du nouveau système, tels que la production de volumes importants, le respect de normes minimales de qualité et la programmation précise de la production dans le temps. Une bonne solution institutionnelle devrait tout d’abord assurer que les services les plus importants, tels que la vulgarisation et la recherche agricole, la santé animale, l’approvisionnement en intrants, etc. accompagnent les services d’épargne et de crédit institutionnel et soient réorientés de façon à mieux servir les petits producteurs. Deuxièmement, les mécanismes de réception doivent encore être renforcés en développant parmi les petits producteurs non seulement une capacité technique, mais aussi une capacité de gestion des ressources, de commercialisation des produits, de compréhension des principales implications des politiques publiques les plus importantes et de proposition de politiques qui leur soient favorables.

Dans un environnement mondialisé, le contexte risque d’être assez différent de ce qu’il a été jusqu’à présent. De puissantes entreprises privées coexisteront avec les structures publiques de services. Il sera indispensable qu’un processus soit mis en place qui donne aux petits producteurs davantage de poids et de capacité pour négocier d’égal à égal les termes des échanges qu’ils auront avec les opérateurs tant publics que privés, au lieu d’accepter docilement des conditions qui leur seraient imposées. Voilà qui demandera aux petits producteurs de chercher à s’engager activement dans les processus de décision en matière de politiques.

(février 2015)


  1. *Shyam Khadka est le Chef Du Service Asie et Pacifique du Centre d’Investissement de la FAO.

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N.B: Les opinions exprimées dans cet article sont ceux de l’auteur et ne représentent pas nécessairement le point de vue de la FAO.    

 

Dernière actualisation: février 2014

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