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Le moment n’est-il pas venu de repenser la gestion de notre alimentation ?*

par

Andrew MacMillan**

Résumé du sujet

Il est absurde, voire criminel, alors que nous produisons assez de nourriture pour tout le monde, que plus de la moitié de la population mondiale voit sa vie menacée par sa nutrition, que cela soit dû à la faim, à des carences en micronutriments ou à l’excès de nourriture.

De plus, une grande part de ce que nous mangeons – et que nous gaspillons – est produite à partir de techniques non durables qui ont un effet néfaste sur les ressources naturelles rares de la terre, qui contribuent au changement climatique et qui maintiennent beaucoup de ruraux dans la pauvreté et la faim.

Une des failles présentes dans les politiques alimentaires actuelles, particulièrement celles liées aux subventions agricoles, est leur but implicite de garantir une alimentation « abordable » à tous les consommateurs au motif que cela permettrait aux pauvres d’avoir accès à une alimentation adéquate. Le fait que tant de gens soient toujours touchés par la faim montre l’échec de ces politiques à cet égard, malgré leur coût important.

Si elles sont poursuivies de cette manière, les politiques actuelles entretiendront une croissance massive de la demande, une explosion des maladies non-contagieuses, des centaines de millions de personnes toujours menacées par la faim chronique et des pressions plus importantes exercées sur les ressources naturelles et les processus de changement climatique.

La crédibilité croissante de transferts ciblés d’argent liquide et de nourriture comme moyens fiables, peu chers et rapides pour permettre aux familles les plus pauvres de manger suffisamment ouvre la voie à des approches « intelligentes » de réduction de la faim.

Fixons-nous deux objectifs simples à l’échelle internationale – premièrement permettre à tout le monde de manger sainement, et deuxièmement de produire de la nourriture de manière durable – et utilisons-les comme référence de bon sens dans tous processus d’élaboration de politiques touchant la gestion de l’alimentation.

Afin d’atteindre ces objectifs, nous devons élaborer ensemble des politiques agricoles, nutritionnelles, environnementales et de sécurité sociale. Ceci pourrait impliquer une hausse intentionnelle des prix de détail des produits alimentaires pour refléter les véritables coûts de production et pour décourager le gaspillage et la surconsommation, l’application de pratiques telles que celles du commerce équitable garantissant des niveaux de vie décents pour tous ceux qui interviennent dans la filière alimentaire, et la réorientation des subventions vers la promotion d’une transition vers des systèmes de production durables. À cela il faudra associer des transferts d’argent liquide ou de nourriture vers les familles les plus pauvres pour leur permettre de combler le fossé de la faim, d’être plus résilientes face aux chocs et de mener une vie plus indépendante, tout en étant sur un pied d’égalité pour saisir des opportunités.

Les 47 pays qui subventionnent actuellement leur agriculture sont bien placés pour montrer la voie par de tels changements de politiques en réaffectant des ressources déjà engagées, dont certaines pour aider les pays en développement à s’adapter aux changements de niveau des prix.

Les changements de politiques proposés apporteront d’importants bienfaits en termes de réduction de la souffrance des populations, de meilleure alimentation et de meilleure santé, de plus grande productivité, de plus longue vie. Les bienfaits économiques seront énormes, et le monde sera plus sûr pour nous tous.


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Introduction

On a fait croire pendant des décennies à l’opinion publique que d’éliminer la faim est une tâche extrêmement difficile et inabordable. Ce n’est pas le cas.

Pendant longtemps on a cru que la faim disparaîtrait grâce à une disponibilité alimentaire croissante et à la croissance économique, mais peu d’éléments démontrent que cette hypothèse soit avérée à moins que les pays ne partagent les fruits de la croissance équitablement – ce que peu d’entre eux font ! Au lieu de cela, comme pour la plupart des maladies curables, la prévalence de la faim peut être rapidement diminuée à travers des actions directes, habilement ciblées sur les personnes les plus touchées par le problème. Pour la plupart d’entre elles, le remède est d’augmenter leur pouvoir d’achat, ou, particulièrement dans les communautés rurales, leur capacité de produire la nourriture nécessaire pour leurs familles. Cela aidera à mettre un terme à la souffrance et à la pauvreté extrême et leur permettra de saisir d’autres opportunités d’auto-amélioration.

La faim est littéralement une question de vie et de mort pour des centaines de millions de personnes. Cela nous a été brutalement rappelé il y a deux ans quand 258000 personnes – dont la moitié était des enfants – sont mortes de faim en Somalie parce que nous avons tardé à réagir à temps aux systèmes d’alerte qui nous disaient ce qu’il fallait faire pour empêcher que ce désastre n’arrive.

Un crime contre l’humanité a été commis en Somalie. Un famicide est aussi commis chaque jour par tous les gouvernements qui n’ont pas su empêcher la mort prématurée et prévisible de leurs habitants, causée par la faim chronique, alors que tous les moyens existent pour le faire. Le monde ferme les yeux sur cette famine lente et diffuse. Et personne ne se retrouvera à La Haye pour en assumer la responsabilité.

Dans notre monde fou, la faim n’est même pas acceptée comme une cause certifiable de mortalité, alors que l’obésité est considérée comme une épidémie !

Cet article explore quelques idées sur l’éradication de la faim et aussi sur la transition vers des systèmes alimentaires plus durables, replacées dans le contexte plus large de l’urgent besoin de politiques de gestion alimentaire qui produisent des résultats pour le bien commun plutôt que pour des intérêts particuliers.



Un besoin pressant de meilleures politiques alimentaires

Le besoin de meilleures politiques de gestion alimentaire est évident si l’on considère simplement deux faits.

Premièrement, en dépit de produits alimentaires bon marché et abondants depuis des décennies, la nutrition, la santé, la productivité et la longévité – et le bonheur – de plus de la moitié des 7 milliards de personnes peuplant la planète sont touchées par la mauvaise nutrition – presque 1 milliard sont touchées par la faim, 2 milliards souffrent de diverses formes de malnutrition, et 1,5 milliard sont en surpoids ou obèses.

Deuxièmement, beaucoup de nourriture est produite, distribuée, consommée et gaspillée de manière non-durable ce qui peut sérieusement dégrader les ressources naturelles – les sols, l’eau douce, les réserves de poissons, les forêts, la biodiversité – dont les générations futures auront besoin pour leur survie. La manière actuelle dont les systèmes alimentaires produisent influence les processus de changement climatique, ce qui perturbera l’agriculture à l’avenir. Cela mène à un appauvrissement et à l’éclatement des sociétés rurales tant dans les pays développés et que dans ceux en voie de développement.

Ces deux problèmes – l’échec de convertir la production alimentaire croissante en une meilleure alimentation et la diffusion de systèmes d’agriculture intensive non durables – sont la conséquence d’une attitude de laisser-faire dans le domaine des politiques alimentaires et agricoles au niveau mondial, reposant sur l’hypothèse, commode mais aussi naïve, selon laquelle le marché prendra généralement soin de tout. Jusqu’à présent les grandes interventions de politiques sur les marchés régionaux et nationaux – les programmes de subventions agricoles d’une grande partie des pays de l’OCDE et de quelques économies émergentes – ont été élaborées pour développer l’agriculture à forte utilisation d’intrants, protéger les revenus des agriculteurs et maintenir des prix intérieurs bas, sans se soucier des effets induits au niveau mondial. Toutefois, dans un marché mondialisé, ces politiques ont des répercussions globales importantes sur l’alimentation, les revenus et la pression exercée sur les ressources naturelles dans d’autres pays, comme l’illustre parfaitement la promotion de la part des États-Unis et de l’U.E. de l’expansion de la production d’éthanol à partir du maïs.

Une multitude de prévisions fondées sur les tendances observées se sont penchées sur la demande alimentaire mondiale – plutôt que sur les besoins – en 2050. La plupart, prévisions de la FAO incluses, ont supposé que, lorsque leurs revenus augmentent, les personnes adopteront inévitablement des régimes alimentaires malsains et le gaspillage alimentaire pratiqués par « l’occident ». Si cette transition alimentaire se fait ainsi, son effet sera plus grand sur la demande alimentaire que la croissance démographique et l’éradication de la faim. La même étude de la FAO montre de façon alarmante que si l’on continue ainsi, 318 millions de personnes seraient toujours touchées par la faim en 2050, alors qu’il y aurait bien assez de nourriture disponible !

Ces prédictions ont suscité de fortes inquiétudes sur comment produire assez de nourriture pour 9 milliards de personnes en 2050. Une des causes d’alarme est qu’il y a moins de terres « disponibles » pour être exploitées, le taux de croissance du rendement des cultures ralentit et l’agriculture sera de plus en plus exposée aux impacts du changement climatique. Le scientifique en chef du Royaume-Uni a conclu que « tous les moyens pour améliorer la production alimentaire doivent être employés, y compris l’utilisation généralisée de nouvelles techniques biotechnologiques agricoles ». Pressentant des pénuries futures, des entreprises se sont précipitées pour « accaparer » les terres libres dans les pays en développement souvent en bafouant les droits fonciers des populations locales.

Ces prévisions me font penser que nous ne pouvons pas laisser les tendances actuelles se prolonger telles quelles. Elles constituent un signal d’alarme pointant vers des changements de politiques qui empêcheront ces prophéties de devenir réalité.


Deux objectifs simples comme point de référence pour des changements de politiques

L’idée de se fixer des objectifs mondiaux a gagné en crédibilité grâce au processus des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD). Mais la grande faiblesse est que ce processus n’a pas su créer de cadre général pour favoriser leur réalisation.

Permettez-moi de proposer deux objectifs mondiaux très simples pour le système alimentaire qui, s’ils sont pris en compte dans toutes les politiques pertinentes, nous amèneront à une quasi-résolution de chacun de ces deux problèmes.

    Objectif 1. Tout le monde devraient pouvoir manger sainement.

    Objectif 2. Le système alimentaire mondial devrait fonctionner de manière durable, d’un point de vue social, économique et environnemental.

Je propose que l’on essaie de faire accepter largement ces objectifs comme référence de bon sens pour toute politique concernant les multiples niveaux de la gestion alimentaire, mondial, régional et national – qu’elle ait trait au commerce, aux subventions, à la nutrition, à l’environnement et à la gestion des ressources naturelles, au changement climatique, à la sécurité alimentaire, à la santé, à la technologie agricole, à la réduction de la pauvreté, ou à la croissance économique, et ainsi de suite.

Ils pourraient devenir l’objet central du lobbying fait par la société civile auprès des organisations intergouvernementales et des gouvernements, ainsi que des activités chargées de façonner l’opinion publique. Dans un premier temps, ils pourraient aider à éliminer les politiques pernicieuses actuelles et à s’opposer aux nouvelles politiques potentiellement défavorables. Et ils pourraient ainsi inspirer l’élaboration de politiques mondiales et nationales volontaristes.


Quatre chiffres surprenants

Pendant j’écrivais « Comment en finir avec la faim… » je suis tombé sur 4 chiffres qui m’ont aidé à me faire une idée de l’envergure des principaux problèmes nutritionnels.

Premièrement, j’ai découvert que l’écart moyen entre la consommation actuelle d’énergie alimentaire des personnes touchées par la faim chronique et le seuil de la faim est d’environ 250 à 300 kcal par jour – environ 70 grammes de riz ou de blé. Cela est équivalent à moins de 30 kg de céréales par an et signifie que moins de 2 % de la production céréalière mondiale suffit à combler le déficit énergétique de 1 milliard de personnes. Le coût annuel pour combler ce déficit est d’à peu près 30 milliards de dollars, bien en dessous de 10% des 548 milliards de dollars dépensés en subventions agricoles en 2012.

Deuxièmement, j’ai calculé que l’empreinte écologique d’un régime d’adulte « sain » (2700 kcal et 99 g de protéines par jour) représenterait 40% de celle de la consommation quotidienne moyenne récente (3370 kcal et 148g de protéines par jour avec une proportion importante de protéines animales) dans les pays industrialisés.

Troisièmement, j’ai appris que le volume de nourriture gaspillée annuellement dans les pays développés est supérieur à la consommation alimentaire annuelle nette de l’Afrique subsaharienne.

Finalement, j’ai trouvé que la production céréalière a augmenté de 5% par an en Afrique entre 2000 et 2010, dont plus de la moitié grâce à l’augmentation des superficies cultivées, mais aussi à une augmentation notable des rendements de 2%.

De tels chiffres montrent que, même si la croissance démographique continue comme prévu (et cela n’est pas inévitable), il y a de grandes possibilités de réduire le taux de croissance de la demande alimentaire, tout en réussissant simultanément à améliorer l’alimentation de la population, de diminuer les coûts futurs relatifs aux maladies et de laisser un « espace » pour l’urgente transition vers des systèmes de production durables produisant des émissions de gaz à effet de serre moins importantes. Un scénario potentiellement gagnant-gagnant !


Les effets négatifs des bas prix alimentaires

Étonnamment, les décideurs politiques acceptent que les bas prix sont « une bonne chose ». La hausse des prix entre 2008 et 2011 était considérée dans l’ensemble comme une « mauvaise chose ». Cela a causé une augmentation du nombre d’affamés et a mené à des émeutes de la faim dans plus de 20 pays qui ont n’ont pas réussi à en atténuer les conséquences sur les pauvres.

Cependant, quand les prix alimentaires au détail restent trop bas pendant trop longtemps, comme cela a été le cas pendant plus de 20 ans jusqu’à 2007-08, ils ont un certain nombre d’effets négatifs. C’est en partie parce que le système de commercialisation de la nourriture a évolué pour créer un lien de plus en plus asymétrique entre les consommateurs, l’industrie alimentaire, les détaillants et les revendeurs d’un côté, et les producteurs (particulièrement les travailleurs agricoles) de l’autre. Dans ces conditions, les bas prix alimentaires ont donné lieu à :

  1. Une pression à la baisse sur les revenus des agriculteurs, des ouvriers agricoles et de ceux travaillant dans l’industrie alimentaire, ce qui a entrainé :

  2. oLeur appauvrissement et la détérioration de leurs conditions de vie

  3. oUne accélération de l’exode rural et de la prolifération de bidonvilles

  4. oUne forte prévalence disproportionnée de l’insécurité alimentaire parmi les ruraux. Environ 70% des affamés sont des ruraux dans les pays en développement

  5. oUne basse résilience des communautés rurales et leur forte exposition aux chocs

  6. Peu d’incitations aux agriculteurs pour investir et accroître leur production

  7. Une chute de l’investissement public dans les infrastructures rurales et dans les services, et une décapitalisation des systèmes de production

  8. Le sous-emploi de la population active rurale

  9. L’abandon de bonnes terres agricoles

  10. Le non-paiement des dommages environnementaux et des émissions de gaz à effet de serre causés par la production alimentaire, laissant nos enfants régler la facture

  11. D’importants encouragements aux consommateurs pour gaspiller et surconsommer de la nourriture, ce qui en partie contribue à augmenter l’obésité et les autres maladies non-contagieuses qui en découlent

  12. Les subventions payées par les gouvernements des pays riches et émergents aux agriculteurs pour qu’ils comblent l’écart entre les revenus tirés de la production alimentaire et un niveau de vie acceptable.

Le principal effet positif de prix alimentaires bas est que les consommateurs, particulièrement les familles urbaines à bas revenu, peuvent acheter plus de nourriture au même prix et être mieux nourries. Dans les communautés rurales, les familles qui sont acheteuses nettes de nourriture en bénéficient également, mais l’augmentation du nombre de ce type de familles est elle-même due aux bas prix alimentaires !

Paradoxalement, on estime en général que des prix alimentaires bas aideront à réduire toute manifestation de la faim, alors qu’en réalité ils ont tendance à ralentir l’activité économique rurale et à contribuer à l’effondrement des sociétés rurales ainsi qu’à accélérer l’exode rural.



Lier les politiques des prix alimentaires et de protection sociale

En rendant la nourriture « abordable », beaucoup des politiques actuelles subventionnent en fait tous les consommateurs y compris ceux qui ont assez de moyens de financiers pour payer le coût total de leur nourriture. Dans les pays industrialisés, là où le gaspillage alimentaire est le plus important, les dépenses alimentaires correspondent à seulement environ 10 à 15% du revenu personnel disponible et donc même une forte hausse des prix n’aurait pas d’impact important sur les budgets des ménages à revenu intermédiaire ou élevé. Dans les pays en développement, au fur et à mesure que les revenus augmentent, la proportion des dépenses alimentaires diminuera également, ce qui élargira les possibilités de choix de nourriture.

Dans le cadre des politiques actuelles, la plupart des gouvernements renoncent aux possibilités offertes par l’ajustement des prix et les mesures de redistribution des revenus pour provoquer un changement dans le comportement des consommateurs et des producteurs qui pourraient générer d’importants avantages sociaux, nutritionnels, environnementaux et de santé. Dans certains cas ils offrent des programmes éducatifs qui promeuvent une bonne alimentation et mobilisent la prise de conscience de l’environnement chez les consommateurs, mais cela seul n’est pas suffisant pour changer radicalement la façon dont les gens mangent et pour orienter les transitions nutritionnelles induites par les revenus. Ceci est particulièrement vrai dans la mesure où les modes de consommations sont beaucoup plus influencés par les pratiques publicitaires et de vente que par l’éducation du consommateur.

Comme nous le montrerons ci-dessous, il y a des preuves convaincantes émanant d’un nombre croissant de pays en développement que les programmes de protection sociale bien ciblés améliorent la consommation alimentaire des familles très pauvres. Ceci ouvre la voie à des politiques qui cherchent sciemment à augmenter les prix alimentaires pour contrecarrer les impacts négatifs des bas prix mentionnés ci-dessus.

Par conséquent, pour atteindre les objectifs proposés, je suggère que les gouvernements prennent deux séries de mesures liées. Premièrement, qu’ils adoptent des politiques qui provoquent une hausse des prix alimentaires avec l’idée de stimuler l’investissement dans l’accroissement de la production alimentaire à travers des systèmes agricoles durables, de garantir des revenus adéquats aux travailleurs de la chaîne alimentaire et d’amener les consommateurs à compenser les coûts de santé publique et les dommages environnementaux causés par leurs habitudes alimentaires en sanctionnant le gaspillage alimentaire, la surconsommation et l‘utilisation de produits alimentaires à forte empreinte écologique. Cela permettrait de mobiliser le pouvoir d’achat des consommateurs pour stimuler des investissements grandement nécessaires pour le développement rural et l’amélioration des conditions de vie des communautés agricoles. Deuxièmement, qu’ils utilisent des transferts de revenus, indexés sur les prix des produits alimentaires – ou, dans certains cas, des transferts de produits alimentaires – pour améliorer l’accès à l’alimentation des familles les plus pauvres jusqu’à ce qu’elles puissent s’échapper du piège de la faim.


Vers des prix des produits alimentaires « justes »

Augmenter les prix des produits alimentaires au détail débouchera sur une production durable s’ils sont transmis tout au long de la chaîne alimentaire et intentionnellement liés à l’adoption de méthodes agricoles durables qui fonctionnent à base d’intrants biologiques améliorés, plutôt que de produits agrochimiques. Ce sont les petites exploitations familiales qui ont la connaissance pratique de terrain pour travailler avec leur écologie locale et maintenir la productivité, en utilisant souvent de manière efficace les terres marginales.

Beaucoup de bénéfices peuvent être tirés tout au long de la chaîne alimentaire – depuis la réduction des coûts des intrants par les producteurs jusqu’à l’adoption par les consommateurs de régimes alimentaires plus sains basés sur une alimentation saine. Le mouvement du commerce équitable démontre que la transmission des prix depuis le consommateur jusqu’au producteur est possible, et que des prix plus élevés et prévisibles peuvent déclencher une production croissante de produits de qualité cultivés de manière plus durable par des petits agriculteurs. Si nous pouvons rendre tout commerce alimentaire, local et international, « équitable » (et je ne vois aucune raison pour que ce ne soit pas le cas), la demande alimentaire en 2050 sera satisfaite majoritairement par les petits agriculteurs réagissant aux incitations données par les prix. La faim et la malnutrition rurales devraient avoir disparu.

Au Moyen-Orient, en Asie du Sud et en Chine, les possibilités d’accroître la production alimentaire sont restreintes par des contraintes liées à la terre et l’eau. Pourtant, là où les besoins alimentaires futurs augmenteront plus rapidement (particulièrement en Afrique), il y a encore beaucoup de possibilités pour accroitre les superficies cultivées. Un écart important existe entre les rendements actuels et potentiels, même si l’on utilise des pratiques durables. Une hausse des prix à la ferme libèrera la capacité productive inutilisée des petits agriculteurs quand ils auront la certitude que le revenu additionnel sera plus important que le coût de l’engagement de travailleurs supplémentaires largement disponibles. Si les prix plus élevés sont reflétés dans un « salaire décent » pour les travailleurs agricoles – payés par les consommateurs – rien que cela aura un effet positif considérable sur la pauvreté et la faim rurales.

La confiance qu’une transition vers des systèmes agricoles plus durables est en déjà chemin est illustrée par l’adoption rapide par les petits agriculteurs, particulièrement dans les pays en développement, de pratiques agro-écologiques parmi lesquelles le travail réduit du sol (« agriculture de conservation »), le SRI (Systèmes de riziculture intensive), l’agroforesterie et les systèmes d’agriculture biologique. Avant tout, ces innovations améliorent la productivité de la main d’œuvre, mais elles rétablissent aussi la fertilité des sols, permettent une meilleure utilisation des ressources rares en terres et en eau, entrainent une plus grande stabilité des rendements et diminuent l’utilisation d’énergies fossiles : dans certains cas elles stockent plus de carbone dans le sol. Les agriculteurs les apprécient parce que les besoins d’investissement sont faibles et les revenus nets augmentent. Dans de nombreux cas, des systèmes agricoles plus holistiques, qui utilisent des pratiques agro-écologiques peuvent fournir de multiples services (eau plus propre, méthodes naturelles de lutte contre les parasites, parmi d’autres) sans pour autant sacrifier les rendements. Au fur et à mesure que les prix du pétrole augmentent, leurs avantages comparatifs vis-à-vis des systèmes agricoles conventionnels deviennent plus importants.

L’adoption de tels systèmes pourrait être accélérée par des réajustements dans les politiques des 47 pays qui subventionnent actuellement l’agriculture. Toutefois, bien que les hausses récentes des prix alimentaires internationaux aient ouvert des opportunités pour des réductions indolores des subventions agricoles, l’OCDE déclare que c’est l’exact opposé qui est en train de se produire, particulièrement à travers l’augmentation des subventions aux intrants agricoles dans les économies émergentes d’Asie.

La politique agricole commune (PAC) de l’UE a diminué graduellement les subventions directes à la production, les droits de douane élevés et des subventions à l’exportation en réponse aux pressions de l’OMC. Cependant sa transition vers un soutien financier « découplé » aux revenus agricoles semble toujours avoir un effet à la baisse sur les prix alimentaires en Europe et au-delà. Les négociations actuelles autour de la PAC 2014-20 et des politiques nationales s’y rapportant semblent déboucher sur des compromis qui amèneront difficilement au paiement par les consommateurs de l’UE des coûts réels de leur nourriture ou à la réduction des distorsions induites par ces politiques sur le commerce international. La nouvelle PAC est aussi critiquée pour « l’écoblanchiment » de l’agriculture et pour avoir laissé passer l’occasion de mener la transition vers une production alimentaire réellement durable.

Il est intéressant de noter que les États-Unis ont combiné la protection sociale (par le biais de coupons alimentaires) et les subventions agricoles dans le même instrument de politique (le Farm Bill). Toutefois, comme l’a souligné The Economist, les mesures récentes ont été de minimiser les liens entre ces deux éléments ! La mesure de subvention agricole, payée en grande part maintenant sous la forme d’une assurance agricole, a tendance à encourager la surproduction de cultures céréalières et à concentrer le soutien sur les plus grands agriculteurs – 10% des agriculteurs recevant 75% des fonds disponibles. Cette nouvelle loi comprend des programmes innovants pour une agriculture durable en soutenant l’alimentation locale, l’agriculture biologique, le développement rural, les cultures spécialisées et l’installation de nouveaux agriculteurs, mais, comme la nouvelle PAC, elle soutient la concurrence déloyale des producteurs américains sur le marché mondial.

Ne serait-il pas mieux que les pays qui subventionnent actuellement l’agriculture se penchent sur des politiques qui favorisent une hausse des prix à la consommation intérieure et à la production, ce qui ouvrirait la voie vers une réorientation des subventions jusque-là consacrées au soutien du revenu agricole ? Cela mènerait à un assouplissement budgétaire dont l’argent servirait à financer des suppléments de revenu au bénéfice des consommateurs pauvres afin de leur permettre de manger sainement même lorsque les prix augmentent. En même temps, les subventions sur les intrants seraient remplacées par davantage de recherche-développement financées par des fonds publics, sur des systèmes de production durable, et par de meilleures incitations pour les producteurs qui adopteraient des pratiques agricoles utilisant peu d’intrants mais à rendements élevés. Le coût des subventions pourrait être de plus en plus compensé par une taxation croissante des produits alimentaires à forte empreinte écologique, des émissions de carbone, de la pollution de l’eau et des constructions sur les terres agricoles. Une partie des économies faites dans les pays développés pourrait être utilisée pour soutenir des changements semblables dans les mesures de politique dans les pays en développement, au fur et à mesure que les prix alimentaires plus élevés commencent à avoir des répercussions sur les marchés mondiaux.


L’argumentaire pour justifier la protection sociale

S’engager vers des prix alimentaires plus élevés prendra du temps à cause des appréhensions des consommateurs et des agriculteurs, ainsi que des risques politiques que l’on peut imaginer. Cela signifie, à court terme, que des mesures redistributives sont essentielles pour permettre aux 840 millions de personnes souffrant de faim chronique de pouvoir répondre à leurs besoins alimentaires. Sans ressources supplémentaires, les affamés sont pris dans un cercle vicieux duquel il leur est quasiment impossible de sortir par leurs propres moyens. La faim les expose à l’affaiblissement, à des problèmes de santé et à une existence écourtée, et elle les empêche de travailler et donc de gagner l’argent dont ils ont besoin pour acheter assez de nourriture. Les nations qui ont réussi à briser le cycle de la faim se sont engagées dans une forme ou une autre de transfert alimentaire ou de revenu en faveur des familles très pauvres.

Parmi ces exemples, je connais personnellement très bien le Programme Faim Zéro du Brésil, lancé par Lula lors de son premier jour en tant que président en Janvier 2003. Il associe des politiques alimentaires, agricoles et de protection sociale. Il comprend des repas scolaires pour tous, un effort délibéré pour mobiliser la demande alimentaire supplémentaire pour stimuler la petite agriculture, et une réforme agraire accélérée. L’élément le plus important (Bolsa Familia) fournit des transferts mensuels en argent liquide à plus de 12 millions de familles pauvres, qui sont octroyés lorsque cela est possible aux femmes adultes de la famille. Les résultats sont impressionnants : une chute rapide de la faim ; une augmentation de la part de la population active ; une augmentation des revenus pour les pauvres 5 fois plus rapide que pour les riches ; une chute importante de la mortalité infantile des moins de 5 ans et du retard de croissance ; une santé publique et une fréquentation scolaire meilleures, et une amélioration du statut des femmes dans le foyer et la communauté. En augmentant le salaire minimum de manière simultanée, le gouvernement a renforcé l’impact du programme de transfert d’argent liquide.

Des retours convaincants sur le succès de tels programmes, y compris leur effet sur la réduction des ventes forcées d’actifs en période de choc arrivent d’un nombre croissant de pays d’Afrique et d’Amérique Latine. Le principal obstacle à leur adoption plus large est l’idée très répandue qu’ils créent des dépendances et incitent à la paresse. Même si cela était le cas dans certains programmes de protection sociale de pays développés, des transferts modestes pour des personnes vivant dans des conditions de dénuement extrême leur permettent d’avoir accès à une alimentation adéquate. Ceci leur permet de ne plus être exclus socialement et leur garantit l’énergie dont ils ont besoin pour gagner leur autonomie, étudier efficacement, être moins vulnérables aux maladies et rivaliser avec d’autres en vue d’obtenir des emplois. Ces fonds sont utilisés de façon responsable et, dans les zones rurales, ce qui n’est pas utilisé pour la consommation alimentaire est investi dans des actifs agricoles.

Une autre raison de faciliter l’accès à une bonne nutrition est que c’est là un investissement viable. Le Prix Nobel Robert William Fogel soutient que « l’effet combiné de l'augmentation de l'énergie provenant de l'alimentation disponible pour le travail et de l'efficacité améliorée de la transformation de cette énergie par l'homme en produits du travail, semble expliquer environ 50 pour cent de la croissance économique britannique depuis 1790  ».21 À cette époque la consommation alimentaire journalière moyenne était d’environ 2200 kcal par personne ce qui correspond environ à la disponibilité énergétique alimentaire (DEA) actuelle en Afrique subsaharienne. Il semble qu’il n’y ait pas de raison pour que les résultats d’une augmentation de la disponibilité énergétique et de son importance – et donc de l’efficacité énergétique - fussent différents en Afrique aujourd’hui ; l’opportunité de relancer leurs économies par une meilleure nutrition existe donc pour les pays sans avoir à attendre 200 ans.


Les risques

Le risque le plus grand est que les changements proposés ne soient pas permis à cause de l’énorme pouvoir des intérêts particuliers dans la gestion alimentaire, illustré par la concentration de la propriété de la plus grande partie des entreprises d’intrants et de produits agricoles, de commerce alimentaire international et de distribution des produits agricoles.

À cause de cela, en partie, il y a un danger réel que la hausse des prix des produits alimentaires soit plus rapide que la création de programmes de protection sociale d’envergure nationale bien menés, ce qui laissera les pauvres dans de pires conditions qu’avant les processus de changement.

Un troisième risque est que la hausse des prix au producteur pourrait provoquer une augmentation de la production alimentaire alors le taux de croissance de la demande diminuerait, ce qui créerait donc des surplus et par conséquent un possible effondrement des prix.


Pour terminer

Nous avons tous encore beaucoup de chemin à faire pour comprendre ce que signifie d’être des citoyens responsables dans notre société mondialisée. Au beau milieu d’inégalités croissantes, quelles sont nos obligations les uns envers les autres, et comment traduisons-nous cela en mesures pratiques pour combler les écarts ? Et à quel point, comme gardiens pour cette génération des ressources du monde considérons-nous suffisamment les besoins et les intérêts des générations futures lorsque nous prenons nos décisions ?

À moins que nous ne nous reprenions en main rapidement, les historiens futurs nous qualifieront de tas d’égoïstes qui ont gaspillé leurs énormes progrès en termes de connaissances, de communication et de richesses en manquant de les utiliser pour le bien de l’humanité.

Pour commencer, demandons-nous, dans nos propres vies, comment nous pouvons faire preuve de bon sens dans le but de mettre un terme à la faim d’ici 2025 !


Remerciements

Je voudrais remercier pour leurs commentaires constructifs ceux qui ont participé à la présentation organisée par le Centre humanitaire de Cambridge (Cambridge Humanitarian Centre) ainsi que mes amis Ben Davis, Frédéric Dévé et Materne Maetz.

Je serais très heureux de recevoir des commentaires et des suggestions de la part des lecteurs, à andrew.macmillan@alice.it 


  1. *Cet article est basé sur une présentation (Hasn’t the time come for some brave new thinking on food management?) faite par l’auteur lors d’une réunion conviée par le Cambridge Humanitarian Centre (http://www.humanitariancentre.org), le 12 février 2014.

** Andrew MacMillan est économiste agricole spécialisé en agriculture tropicale, ancien Directeur de la Division des opérations de la FAO. Il a été récemment le co-auteur d’un livre intitulé «How to End Hunger in Times of Crises – Let’s Start Now», publié chez Fastprint Publishing.


(traduit de l’anglais par Mathias Maetz)

juin 2014

 

Dernière actualisation: juin 2014

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