Télécharger la version en pdf : Equite intergenerationnelle et durabilite.pdf
Equité intergénérationnelle et durabilité:
Nos sociétés inégalitaires s’apprêtent à léguer un lourd héritage aux générations futures*
Le riche songe à l’année future, le pauvre au jour présent.
(Proverbe chinois)
Situé entre la plaine du Ganges et les hauts-plateaux du Tibet, le Népal est l’un des pays les plus pauvre du monde. La région des collines centrales, entre 500 et 3000 mètres d’altitude, qui constitue une bande centrale traversant le pays d’Est en Ouest, est très densément peuplée (plus de 160 habitants au km2). Malgré les terrasses de cultures et les efforts de gestion raisonnée des ressources forestières, la pression exercée par l’homme s’y traduit par des forêts dégradées par la récolte de bois de construction et de chauffe, et une érosion hydrique impressionnante. Pour les paysans sans terre ou ceux disposant de lopins minuscules, la forêt offre souvent la meilleure opportunité de revenu immédiat pour assurer la survie de leur famille. Pour eux, la durabilité de leur mode de vie est un défi immédiat et quotidien qui dépend essentiellement du milieu naturel dans lequel ils vivent.
Le Bhoutan voisin, peu peuplé, est couvert au 2/3 de forêt. Une politique résolue de conservation de la nature a fait que près de la moitié du territoire se trouve en zone protégée, paradis de la biodiversité. Les paysans, accablés par les dégâts de la faune sauvage, cherchent de plus en plus à quitter les zones rurales pour s’entasser en ville ou dans la plaine bordant l’Inde, alors même que les ressources foncières locales commencent à attiser la convoitise d’investisseurs extérieurs. Cet exode n’est pas sans conséquences sociales et culturelles profondes.
L’Europe vit à l’heure actuelle une crise de la dette qui fait la une des médias et qui pose de façon aiguë la question de la durabilité de l’économie et de l’équité tant inter- qu’intra-générationnelle. Les responsables politiques sont confrontés à plusieurs questions cruciales : quel niveau d’endettement est-il acceptable de transmettre aux générations futures? Comment répartir, dans la société actuelle, les efforts nécessaires pour atteindre ce niveau tout en maintenant la cohésion sociale alors que le chômage frappe tout particulièrement les plus jeunes?
Ces trois exemples illustrent des conditions et des choix divers par rapport à la question de l’équité intergénérationnelle et de la durabilité. Ils montrent également qu’il est difficile, sinon impossible de séparer cette question de l’équité intra-générationnelle, et qu’elle se trouve au centre de la problématique du développement tant au Nord qu’au Sud.
De Marx et Malthus au développement durable
Dès l’antiquité, les philosophes se sont intéressés aux relations entre l’homme et la nature. Au cours du XIXème siècle, Malthus et Marx s’opposèrent sur la capacité de l’homme de nourrir une population en forte croissance à partir de ressources limitées. Le premier prônait un frein à la démographie et le second affirmait une confiance sans faille au progrès technique. Il aura fallu attendre le milieu du XXème siècle pour que la communauté internationale, devant le constat que les activités économiques portaient atteinte à l’environnement, se décide à chercher à réconcilier l’économie et l’écologie. Après le cri d’alarme malthusien du Club de Rome en 1970, c’est à la Conférence de Stockholm de 1972 sur l'environnement humain que, pour la première fois, l’environnement devint un enjeu international majeur. La médiatisation de catastrophes industrielles telles que celles de Seveso (1976), de l’Amoco Cadiz (1978) et de Three Mile Island (1979) suscita une prise de conscience des risques créés par le développement de l’activité industrielle. Cela entraîna la mise en place par les Nations Unies, en 1987, de la Commission Brundtland (Notre avenir à tous) dont le rapport servit de base au Sommet de la Terre de Rio en 1992. C’est ce sommet qui introduisit le concept de développement durable comme devant «être réalisé de façon à satisfaire équitablement les besoins relatifs au développement et à l'environnement des générations présentes et futures.»** Le sommet souligna également les dimensions sociales, économiques, écologiques, culturelles et spirituelles des besoins des générations actuelles et futures. C’était là une première reconnaissance formelle du droit des générations futures.
Ce nouveau concept fut interprété de diverses façons, de sorte que certains ont dit qu’il y avait autant de définitions de cette idée que d’experts...
Du point de vue écologique, l’hypothèse sur laquelle repose la durabilité est que l’humanité ne peut vivre sans la nature. L’interprétation dite «faible» de la durabilité souligne le rôle du progrès technique et des possibilités de substitution entre ressources naturelles, techniques et humaines dans la transmission aux générations futures du stock de capital. L’interprétation dite «forte», au contraire, estime que le progrès technique n’offrira que des possibilités limitées de substitution entre les catégories de capital de sorte que la prudence impose le maintien d’un stock de capital naturel constant. On retrouve Marx et Malthus...
Du point de vue économique, le legs que fait la génération présente à la prochaine comprend des actifs (éducation, capital culturel et scientifique, technique, financier et naturel) et des passifs (retraites, dettes financière et écologique). Une approche «faible» accepterait sans doute un passif d’autant plus important que les actifs sont élevés. Une approche «forte» demanderait une stabilité des passifs, voire leur diminution, si la situation reçue des générations précédentes est considérée comme non durable. Pour vérifier le caractère équitable de cet héritage, il s’agirait de comparer les niveaux de bien-être présent et futur, ce qui est de plus en plus difficile quand on se projette dans l’avenir. En effet, la notion de bien-être elle-même varie dans le temps, et le poids d’un héritage pour une génération future dépendra du niveau de ressources à sa disposition, donc de la croissance et des développements technologiques futurs. De plus, la définition objective du niveau de bien être aujourd’hui est ardue, du fait des fortes inégalités existant entre différents groupes de population (plus de 1.5 milliard de personnes sont pauvres et environ 900 millions ont faim). Quels indicateurs permettent de le décrire? Du bien-être de qui parle-t-on? Comment prendre en compte les disparités et leur variation dans une comparaison inter-temporelle?
Il serait sans doute plus facile de résoudre cette question, étape par étape, en comparant deux générations successives***, à condition cependant de ne pas négliger les problèmes qui pourraient survenir sur le très long terme (changement climatique, biodiversité, autres à identifier). Mais l’imbrication de l’équité intergénérationnelle avec celle intra-générationnelle rend les choses plus complexes et exige une action immédiate.
Riches ou pauvres : qui transforme le plus l’environnement ?
Deux idées peuvent illustrer cette imbrication. La première est que l’empreinte écologique des individus et leur impact sur les ressources naturelles transmises à la prochaine génération, sont directement liés à leur revenu. Une étude menée au Canada**** montre ainsi que l’empreinte écologique des ménages canadiens appartenant au décile supérieur est 2,5 fois plus grande que celle de ceux du premier décile, et que l’empreinte écologique moyenne des ménages canadiens est équivalente à celle du septième décile, la différence d’empreinte étant principalement due au logement et à la mobilité. L’implication de ce résultat est qu’une société moins inégalitaire aura une empreinte écologique moyenne moindre, et transmettra donc un capital naturel moins dégradé. Au niveau global, l’empreinte écologique d’un américain du Nord est 2,5 fois celle d’un italien, et plus de six fois celle d’un africain. Les 700 millions d’américains du Nord et d’européens de l’Ouest ont une empreinte équivalente aux 3,4 milliards d’asiatiques. Les estimations faites par le Global Footprint Network suggère que l’Humanité avait fini de consommer son «budget nature» pour 2012 le 22 août, tout ce qui ayant été consommé après cette date devant être ajouté à notre dette écologique.
La deuxième idée a trait à la dette. Si l’on prend les 168 pays pour lesquels le FMI a des données, on voit que le décile des pays les plus riches (PIB/tête le plus élevé) a le taux moyen d’endettement le plus fort et représente 75,5% de la dette publique mondiale... On sait également qu’une fraction importante et croissante de cette dette résulte du financement de dépenses courantes de consommation et non d’investissements, et ne finance donc pas d’actifs durables en contrepartie. C’est là l’illustration de la double non-durabilité du système mondial actuel: les plus riches sont ceux qui contribuent de façon exorbitante à la dette écologique mondiale, à partir d’un endettement démentiel qui finance de plus en plus la consommation et qui sera transmise aux générations futures sans contrepartie. De plus, le chômage frappant en priorité les plus jeunes, la nouvelle génération se voit privée aujourd’hui du pouvoir d’influencer les choix technologiques et les comportements avec la force qui devrait être la sienne. Un système infernal où l’iniquité intergénérationnelle est alimentée par l’iniquité intra-générationnelle. A l’intérieur des pays de l’OCDE, la dette des ménages a fortement augmenté et doublé en proportion du PIB entre 1985 et 2005 pour atteindre 80% du PIB (environ 40% pour l’Italie qui est le pays de l’OCDE où les ménages sont les moins endettés). Une bonne partie de cette augmentation est due au crédit consommation. Et ce sont les ménages les plus riches qui sont aussi les plus endettés, mais des mécanismes sont en place pour faciliter l’endettement des pauvres. Aux Etats-Unis, par exemple, depuis 1980, l’endettement des ménages les plus riches a diminué relativement, même s’il reste dominant, alors que celui des plus pauvres s’est accru, entrainant une accélération des flux financiers (intérêts) des plus pauvres vers les plus riches. Les prêts NINJA (No Income No Job No Asset) qui sont à la base de la crise financière internationale, ont été une arme redoutable pour intégrer le plus possible de pauvres dans ce mécanisme et ainsi creuser les inégalités.
Si les inégalités d’aujourd’hui sont le ferment de l’iniquité intergénérationnelle, une action visant à les réduire, tant entre groupes de population dans un pays donné, qu’entre pays, sera favorable à une équité intergénérationnelle plus grande. Cette action, pour nécessaire qu’elle soit, ne sera pas suffisante. Il s’agira certes aussi de modifier profondément notre mode de vie et de ne ménager aucun effort pour développer des technologies qui puissent réduire notre empreinte écologique. Où sont les responsables politiques prêts à se battre pour de tels changements qui vont bien au-delà des horizons électoraux mais qui pourraient améliorer les conditions de vie des plus pauvres tout en respectant mieux l’équité intergénérationnelle? Alors peut-être, pourra-t-on songer avec espoir au futur, car on se sera occupé de l’essentiel au jour présent.
Notes:
*Par Materne Maetz, paru initialement sous le titre «Equità intergenerazionale e sostenibilità» dans Incontri, semestrale Anno IV, n.8 luglio-decembre 2012, Edizioni Polistampa, Firenze
** Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, Principe 3, 3-14 juin 1992
***Voir aussi: Equità intergenerazionale: il systema pensionistico, Incontri, semestrale Anno IV, n.8 luglio-decembre 2012
****Canadian Centre for Policy Alternatives, Size matters - Canada’s ecological footprint, by income, 2008
Dernière actualisation: février 2013
Pour vos commentaires et réactions: lafaimexpl@gmail.com