Alimentation et climat
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(avec notes et bibliographie)
Alimentation et dérèglement climatique
Consommateurs et producteurs, ensemble agissons pour changer notre système alimentaire1 !
« La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent. »
(Jean Anthelme Brillat-Savarin)
La canicule sévit dans une grande partie de l’Europe au moment de la rédaction de ces lignes. D’après une étude qui vient d’être publiée par Nature (juin 2017), environ 30 % de la population mondiale est présentement exposée, pendant au moins 20 jours dans l’année, à des conditions de chaleur qui dépassent la capacité thermorégulatrice du corps humain. En 2100, ce pourcentage devrait atteindre 48 %, dans le cas où les émissions de gaz à effet de serre (GES) diminueraient drastiquement, et 74 %, dans le cas d’un scénario qui verrait poursuite de l’augmentation de ces émissions2.
Un fait incontestable
S’il subsiste encore quelques esprits aveuglés par leurs intérêts économiques immédiats qui se refusent à croire à l’origine anthropique du dérèglement climatique, malgré les montagnes de preuves apportées par la communauté scientifique, il n’en reste qu’une infime minorité, aujourd’hui, pour ne pas admettre que le changement climatique est en marche. Ses manifestations les plus évidentes sont déjà visibles dans le passé récent - et l’on s’attend à l’amplification de leur fréquence dans le futur : il s’agit d’évènements météorologiques extrêmes tels que, en plus des vagues de chaleur, les cyclones, les sécheresses, les feux de forêt et de brousse et les inondations.
Au-delà de ces effets incontestables, ce sont les conditions écologiques dans leur ensemble, partout sur la planète, que l’on s’attend à voir évoluer plus ou moins rapidement, ce qui modifiera radicalement notre environnement et rendra inadapté notre mode d’interaction avec la nature nous entourant et de laquelle nous tirons notre subsistance, notamment notre alimentation. Ainsi, parmi les multiples effets délétères produits par les modifications du climat, on s’attend à un déplacement des vecteurs transmettant des maladies affectant les humains, de même que celles frappant les animaux et les plantes qui sont à la base de notre alimentation.
Les conséquences pour l’alimentation humaine
Les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)3 illustrent abondamment que ce sont les zones du globe les plus défavorisées qui souffrent le plus des conséquences du changement du climat, dans la mesure où il se répercutera de façon dramatique sur le fonctionnement des sociétés rurales les plus fragiles. On peut donc s’attendre que, dans l’avenir, les zones souffrant de sous-alimentation chronique voient leur situation se détériorer davantage, si l’évolution observée du climat au cours de ces dernières décennies se poursuit. Dans une étude qui vient de paraître, une équipe pluridisciplinaire vient de montrer que la fonte accélérée de la calotte de glace groenlandaise, telle qu’elle pourrait se produire si les émissions de gaz à effet de serre devaient continuer à croître, pourrait conduire à une baisse de la mousson au Sahel. Cette aridification pourrait réduire d’environ un million d’hectares les cultures vivrières en Afrique de l’Ouest, avec pour conséquence un possible exode de plusieurs dizaines de millions de personnes4.
Dans certains cas, les effets multiples du dérèglement climatique se composent pour aggraver encore la situation de la population locale. Par exemple, il est avéré qu’une température plus élevée accélère la dégradation de la matière organique dans le sol. Or, un taux plus bas de matière organique réduit l’activité biologique des sols, indispensable à la bonne croissance des plantes, et rend le sol moins apte à stocker l’eau, ce qui accroît la vulnérabilité des cultures en cas de sécheresse. De ce fait, les agriculteurs qui vivent dans des zones arides et semi-arides, dont une large part sont déjà en situation d’insécurité alimentaire, observent une augmentation de la fréquence des mauvaises récoltes au fur et à mesure que les conditions météorologiques deviennent de plus en plus aléatoires, rendant inadaptées à la culture certaines zones. Dans l’impossibilité de se nourrir, il ne leur reste alors à la population que l’option de la migration : chaque année, le dérèglement climatique jette sur les routes de la migration des millions de personnes, en grande majorité des paysans vivant dans des pays pauvres, pour qui le déplacement apparaît comme la seule solution quand toutes les autres ont échoué.
Face à ce danger qui menace, à terme, la sécurité alimentaire de tous les habitants de la planète, il est cependant possible - et indispensable - d’agir en mettant en œuvre, au plus vite, deux types de solutions : (i) celles qui permettent d’adapter la production de notre alimentation au dérèglement climatique et (ii) celles qui contribuent à atténuer le changement du climat en réduisant sa cause principale, à savoir les émissions de GES.
Adapter la production alimentaire aux modifications du climat
Il existe déjà toute une série de solutions d’adaptations au dérèglement climatique qu’il s’agit de mettre à exécution :
•L’utilisation d’espèces, de variétés et de lignées de plantes et d’animaux adaptées aux nouvelles conditions climatiques ;
•La diversification des productions, en vue de la réduction des risques encourus par les producteurs ;
•L’amélioration des infrastructures de drainage et d’irrigation pour mieux gérer l’eau.
Mais ce n’est pas suffisant, car ces solutions doivent être complétées par d’autres remèdes, innovants, qui nécessiteront un redoublement des efforts de recherche pour développer des technologies adaptées et accessibles à la masse des producteurs agricoles5.
Atténuer les GES provenant de notre alimentation
Quand on aborde notre alimentation et son rôle dans le changement climatique, on la présente plus souvent comme victime que comme l’une des principales causes de ce phénomène. Quand la responsabilité de l’alimentation dans le dérèglement climatique est admise, on s’intéresse en général à l’aspect agricole du système alimentaire et à la part des émissions de GES produite par l’agriculture au sens large (y compris l’élevage, les forêts et les pêches). On nous annonce alors que l’agriculture représente approximativement 24 % des GES produits par l’activité humaine6. Or ne prendre en compte que l’agriculture amène à faire une grossière sous-estimation des émissions de GES liées à notre alimentation en occultant les autres façons par lesquelles notre alimentation émet des GES et contribue au dérèglement climatique. Cette omission empêche souvent de voir toutes les transformations qu’il faudrait apporter à notre système alimentaire pour qu’il soit moins nocif pour notre environnement.
En effet, notre alimentation demande des activités autres que l’agriculture et qui émettent des GES7 :
•Notre alimentation est de plus en plus constituée des produits agricoles transformés par l’industrie agroalimentaire qui est responsable de 4 à 6 % des GES ;
•Notre alimentation est commercialisée et transportée sur de longues distances, provoquant ainsi environ 2 % des GES d’origine anthropique ;
•Enfin, un tiers de notre alimentation est perdu ou gaspillée, ce qui occasionne l’émission de 8 % des GES totaux.
En totalisant ces émissions additionnelles à celles provenant de l’agriculture, on constate que l’alimentation, dans son ensemble, est responsable de 35 à 40 % des émissions de GES d’origine anthropique. Impressionnant !
Ces considérations montrent que pour réduire les émissions provenant de notre alimentation, il ne suffira pas de changer notre mode de production de la nourriture que nous consommons, mais il faudra également modifier notre mode même de consommation8. Cela remet donc la balle dans le camp de chacun d’entre nous, puisque nous sommes tous des consommateurs de nourriture. Cela devient notre responsabilité personnelle.
Pour en revenir à la production agricole au sens large, si l’on considère que les principales émissions de GES proviennent de la déforestation, de la mise en culture des tourbières - qui constituent une réserve énorme de carbone -, de l’élevage (fermentation entérique et gestion défectueuse des fumiers animaux), de la dégradation des engrais synthétiques et des émanations de la riziculture irriguée, on a des pistes en vue de leur réduction. Il s’agira de :
•Protéger les forêts et les tourbières, et augmenter leur capacité comme puits de carbone afin de réduire l’impact de la conversion des forêts, de la mise en culture et des incendies de tourbières ;
•Diminuer et améliorer la gestion de l’élevage ;
•Réduire le gaspillage et les pertes alimentaires ;
•Réduire la consommation d’énergie pour la production, la transformation, le stockage et le transport de notre alimentation ;
•Augmenter la capacité de stockage du carbone dans les terres agricoles ;
•Utiliser des techniques de production de riz ne nécessitant pas une submersion du riz.
Des solutions techniques existent pour réaliser de telles réductions, et de nouvelles solutions peuvent être trouvées, pourvu que l’on investisse dans la recherche et l’innovation et que les politiques incitent les opérateurs économiques à les adopter. Pour cela, et pour toutes les autres transformations qu’il faudra effectuer pour s’adapter et pour diminuer le dérèglement climatique, il sera nécessaire de mobiliser des ressources humaines et financières. Dans le cadre de l’Accord de Paris de novembre 2015 signé lors de la COP21, les pays riches s’étaient engagés à aider à financer les efforts dans les pays pauvres grâce à un mécanisme qui devait mobiliser 100 milliards
de dollars par an d’ici 2020 (pour tous les secteurs). Mais il est peu probable que cet objectif soit atteint, d’autant moins que les États-Unis ont décidé de ne pas y apporter leur contribution. Moins radicale dans sa position, l’Europe a cependant donné des signes inquiétants en montrant qu’elle est davantage prête à investir dans des mesures de lutte contre l’immigration que dans les actions de développement des pays dont proviennent les migrants9, y compris les ‘migrants climatiques’.
Mais de toutes les façons, les changements au niveau de la production ne sont pas suffisants, car les consommateurs que nous sommes, nous tous, nous sommes responsables du système alimentaire qui s’est développé au cours des dernières décennies et nous avons un rôle central à jouer, chacun de nous, si nous voulons réellement le modifier profondément. Que pouvons nous faire ? Nous pouvons :
•Consommer davantage de produits frais, non transformés, produits à proximité dont l’empreinte carbone est plus faible que la moyenne des produits alimentaires10 ;
•Consommer moins de produits d’origine animale ;
•Consommer des produits issus de l’agriculture biologique ou de l’agroécologie, moins productrice de GES et préservant les ressources naturelles, notamment le sol11 ;
•Faire attention à gérer soigneusement notre nourriture pour éviter le gaspillage12.
Changer notre alimentation signifiera également ajuster notre mode de vie en accordant une importance plus grande à notre nourriture :
•En passant davantage de temps à cuisiner qu’à regarder nos écrans pendant des heures (c’est plus créatif !) ;
•En allouant une part plus importante de notre budget à l’alimentation, au détriment de la téléphonie, à l’habillement ou d’autres postes budgétaires moins vitaux, afin de payer un juste prix pour une nourriture produite dans le respect de l’environnement13 et de conditions sociales décentes.
En plus d’avoir un effet bénéfique sur le climat et le milieu naturel, ce mode amélioré de consommation alimentaire aussi un impact sur notre santé (moins de pesticides, de sucre, de sel et d’additifs divers nocifs dans notre nourriture), sur les liens sociaux (entre consommateurs et producteurs, par exemple, dans le cadre de filières alimentaires courtes) et même familiaux (éviter la généralisation d’une alimentation basée sur des repas furtifs et irréguliers dans le temps, pris seul, en face d’un écran pour adopter une alimentation où toute la famille se retrouve pour manger et communiquer autour d’une table à un horaire régulier). Une telle transformation demandera que chacun y mette du sien, les individus, bien sûr, mais aussi la société dans son ensemble.
À terme, c’est notre sécurité alimentaire à tous qui est en jeu, et cela mérite d’accepter une réorganisation de nos modes de vie, ainsi que l’octroi d’une aide renouvelée aux plus vulnérables parmi nous, nos voisins, mais aussi ceux vivant au loin, dans le reste du monde.
On ne peut que se féliciter quand une grande voix comme le Pape François prend position dans ce sens dans le cadre de sa Lettre Encyclique « Laudato Si’ » sur la Sauvegarde de la Maison Commune. Espérons que son message aura un écho auprès des « hommes de bonne volonté » et qu’il sera repris par d’autres personnalités et que nos responsables politiques s’en inspireront pour réorienter les politiques publiques.
Et de la bonne volonté, il en faudra beaucoup, car les intérêts sont puissants qui tirent leur richesse du fonctionnement actuel de notre système alimentaire, au détriment de nous tous et de la nature dont nous faisons partie intégrante.
(paru initialement sous le titre «Alimentazione e cambiamento del clima, in Rivista Incontri: L’ecologia integrale della Laudato si’, Anno IX, No.17, gennaio-giugno 2017.)
Dernière actualisation: mars 2018
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